6
L’Histoire de Jesse,
de la Grande Famille
et de Talamasca
Les morts ne partagent pas.
Bien que de leurs tombes, j’en jurerais,
Ils tendent,
Non pas leur cœur,
Mais leur visage,
La partie qui regarde.
Stan Rice, 1983
Recouvrez son visage
Mes yeux sont aveuglés
Elle est morte jeune
Marlowe
TALAMASCA
Investigateurs du Paranormal
Nous observons
Et sommes toujours là
Londres Amsterdam Rome
Jesse gémit dans son sommeil. C’était une jeune femme d’environ trente-cinq ans, à la longue chevelure rousse et bouclée. Le lit au fond duquel elle était douillettement étendue sur un matelas de plume se balançait doucement au bout de quatre chaînes rouillées.
Quelque part dans le dédale de la maison, une horloge carillonna. Elle devait se réveiller. Il ne lui restait plus que deux heures avant le concert de Lestat le vampire. Mais elle ne parvenait pas à s’arracher aux jumelles.
Cette partie de l’histoire lui était inconnue, d’autant que le rêve se déroulait si vite et, comme toujours, avec une imprécision exaspérante. Elle savait cependant que les deux femmes avaient été ramenées dans le royaume du désert. Une foule hostile les entourait. Comme elles avaient changé, comme elles étaient pâles. Peut-être était-ce une illusion, ce halo phosphorescent, mais leurs corps semblaient luire dans la pénombre, et leurs gestes étaient lents, on aurait dit qu’ils obéissaient au rythme d’une danse. On brandissait des torches autour des sœurs enlacées. Mais quelque chose semblait étrange. Oui, bien sûr, l’Une d’elles était maintenant aveugle.
Ses paupières délicates étaient fermées, toutes ridées, enfoncées dans l’orbite. Oui, on lui avait arraché les yeux. Et l’autre, pourquoi poussait-elle ces cris atroces ? « Calme-toi, ne te débats plus », murmurait l’aveugle dans ce langage ancien que Jesse comprenait toujours dans les rêves. Sa sœur émettait alors une plainte horrible, gutturale. Elle ne pouvait pas parler. On lui avait coupé la langue !
Je ne veux pas en voir plus, je veux me réveiller. Mais les soldats écartaient la foule. Quelque chose de monstrueux se préparait, et les jumelles attendaient, immobiles. Les hommes s’emparaient d’elles et les séparaient.
Ne faites pas ça ! Vous ne comprenez donc pas ce que cela signifie pour elles ? Éloignez ces torches. Ne les brûlez pas. N’enflammez pas leurs cheveux roux.
La jumelle aveugle tendait les bras vers sa sœur en hurlant son nom : « Mekare ! » Et en réponse, la muette rugissait comme un animal blessé.
Les gens s’écartaient pour livrer passage à deux immenses sarcophages, portés sur de lourds brancards. Des sarcophages grossièrement taillés, mais dont les couvercles ébauchaient une forme humaine. Quel crime avaient commis les jumelles pour qu’on les enterre ainsi vivantes ? On posait maintenant les brancards à terre, on soulevait les couvercles, on traînait les deux femmes jusqu’aux cercueils. Arrêtez, ce spectacle est insupportable ! L’aveugle luttait contre ses tortionnaires, comme si elle avait pu voir les sinistres préparatifs, mais elle était maîtrisée, soulevée et enfermée dans la prison de pierre. Tirée de force jusqu’à l’autre cercueil, Mekare regardait, terrifiée, le supplice de sa sœur. Ne rabaissez pas ce couvercle, ou je vais crier pour Mekare ! Pour toutes les deux...
Jesse se redressa, les yeux grands ouverts. Elle avait crié.
Seule dans cette maison, sans personne pour l’entendre, elle avait crié, et l’écho de sa voix se répercutait à travers les pièces. Puis le silence retomba, rompu seulement par le craquement du lit qui se balançait au bout des chaînes, le chant des oiseaux dehors dans la forêt, la forêt profonde, et le souvenir bizarrement gravé en elle des six coups sonnés par l’horloge.
Le rêve s’estompait. Elle s’efforça en vain de le retenir, de discerner les détails qui toujours se dérobaient – le costume de ce peuple inconnu, les armes des soldats, le visage des jumelles ! Mais tout s’effaçait. Seule l’impression de maléfice demeurait, et la conscience aiguë de ce qui s’était passé – la certitude aussi qu’il y avait un lien entre Lestat le vampire et ce cauchemar.
D’un œil somnolent, elle vérifia l’heure à sa montre. Elle n’avait plus de temps à perdre si elle voulait être au pied de la scène quand Lestat le vampire ferait son entrée.
Elle hésita pourtant, fixant du regard le bouquet de roses blanches sur la table de nuit. Au-delà, par la fenêtre ouverte, le ciel se teintait d’orange. Elle prit la lettre posée à côté des fleurs et la relut.
Ma chérie,
Ta lettre vient seulement de me parvenir car je suis en voyage. Je comprends la fascination que ce Lestat exerce sur toi. Même à Rio, on joue sa musique. J’ai déjà lu les livres que tu m’as envoyés. Et je suis au courant des recherches que tu poursuis sur cette créature pour Talamasca. Quant à tes rêves sur les jumelles, il faudra que nous en parlions. C’est de la plus extrême importance. Car tu n’es pas la seule à être hantée par ce drame. Mais je te demande – non, je t’ordonne de ne pas aller à ce concert. Demeure à Sonoma jusqu’à mon arrivée. Je quitte le Brésil dès que possible.
Attends-moi. Je t’aime.
Ta tante Maharet.
— Excuse-moi, Maharet, chuchota-t-elle.
Il lui était impossible de ne pas se rendre à ce concert. Et si quelqu’un au monde pouvait la comprendre, c’était bien Maharet.
Talamasca, pour qui elle avait travaillé pendant douze longues années, ne lui pardonnerait jamais d’avoir enfreint les ordres. Mais Maharet connaissait bien la raison de sa décision. Elle-même en était la cause. Elle ne lui en voudrait donc pas.
La tête lui tournait. Le cauchemar ne se dissipait pas. Les objets qui décoraient la chambre s’effaçaient dans la pénombre, mais le crépuscule s’embrasa soudain avec une telle violence que même les collines boisées réfléchissaient la lumière. Les roses luisaient, comme la chair pâle des jumelles dans le rêve.
Des roses blanches. Elle tenta de se rappeler ce qu’on racontait à propos des roses de cette couleur. N’envoyait-on pas des roses blanches pour les enterrements ? Mais non, Maharet n’avait pu songer à une chose pareille.
Jesse saisit l’une des fleurs entre ses deux mains, et les pétales se détachèrent aussitôt. Quelle douceur. Alors qu’elle les pressait contre ses lèvres, une image floue mais nimbée de lumière lui remonta à la mémoire. Elle se souvenait de cet été lointain où elle avait découvert Maharet étendue dans une pièce éclairée aux bougies sur un lit de pétales de roses, de ces corolles blanches, roses et jaunes qui lui recouvraient le visage et la gorge.
Jesse avait-elle réellement vu cette scène ? Tous ces pétales accrochés à la longue chevelure rousse de Maharet ? Une chevelure semblable à la sienne. Et à celle des jumelles dans le rêve – épaisse, ondulée et striée d’or.
C’était l’un des innombrables souvenirs fragmentaires qu’elle avait été ensuite incapable d’assembler en un tout cohérent. Mais peu importait à présent ce dont elle se rappelait ou non de cet été enfui. Lestat le vampire attendait. A défaut de réponse aux questions qu’elle se posait, il y aurait un dénouement, la mort peut-être.
Elle se leva et enfila une chemise d’homme à col ouvert, des jeans et une vieille veste de chasse. Puis elle mit ses bottes de cuir usées et se passa une brosse dans les cheveux.
Maintenant, elle devait prendre congé de la maison déserte qu’elle avait investie ce matin. Il lui en coûtait de la quitter. Mais moins qu’il ne lui en avait coûté d’y revenir.
Aux premières lueurs de l’aube, elle était parvenue à la lisière de la clairière, étonnée après quinze années de retrouver inchangée cette maison, une construction sans plan défini taillée dans le flanc de la montagne, son toit et ses porches cachés sous les grappes de volubilis. Plus haut, à demi dissimulées sur les versants couverts d’herbe, quelques minuscules fenêtres miroitaient dans la lumière.
Lorsqu’elle avait grimpé les marches du perron, sa vieille clé à la main, elle avait eu l’impression de se comporter en intruse. Personne n’avait mis les pieds ici depuis des mois, semblait-il. Partout, les feuilles mortes s’amoncelaient.
Pourtant, des roses s’épanouissaient dans un vase en cristal, et une enveloppe contenant la lettre et la nouvelle clé était épinglée sur la porte.
Des heures durant, elle avait erré de pièce en pièce, revisitant, explorant, oubliant la fatigue d’une nuit de route. Elle n’avait pu s’empêcher de parcourir les galeries sombres, les salles aux dimensions impressionnantes. Jamais l’endroit n’avait autant ressemblé à un palais barbare, avec ses énormes poutres soutenant les plafonds de bois grossièrement équarri, ses foyers de pierre circulaires surmontés de hottes rouillées.
Même les meubles étaient massifs – les tables de granit, les chaises et les banquettes de bois brut recouvertes de coussins moelleux, les bibliothèques et les niches creusées dans les murs d’adobe.
Le décor possédait une grandeur médiévale. Les terres cuites mayas, les vases étrusques, les statuettes hittites paraissaient à leur place dans ce lieu, entre les fenêtres aux embrasures profondes et les dalles de pierre. Comme dans une forteresse, on s’y sentait à l’abri.
Seules les œuvres de Maharet tranchaient par la vivacité de leurs coloris dont l’éclat semblait émaner des arbres, du ciel au-dehors. Le souvenir n’avait nullement exagéré leur beauté. Les épais tapis en lirette[6] qui revêtaient comme d’une terre le sol de leurs motifs de fleurs des bois et d’herbes. Les innombrables coussins en patchwork avec leurs figurines naïves et leurs étranges symboles. Et les gigantesques tentures, tapisseries modernes qui déroulaient sur les murs leurs paysages enfantins où se mêlaient prairies, rivières, montagnes, forêts, ciels éclairés tout à la fois de lunes et de soleils, nuages radieux et gouttes de pluie. Ils étaient empreints de la magie de la peinture primitive, avec leur myriade de petits bouts de tissu assemblés pour figurer le miroitement d’une cascade ou la chute d’une feuille.
Jesse avait été bouleversée de revoir tout ça.
Vers midi, affamée et légèrement étourdie après sa longue nuit de veille, elle avait rassemblé son courage et soulevé le loquet de la porte qui menait aux pièces aveugles creusées dans la montagne. Haletante, elle avait suivi le long couloir de pierre. Elle avait cru défaillir quand elle avait trouvé la bibliothèque ouverte et donné de la lumière.
Ah, quinze ans auparavant, le plus bel été de son existence. Toutes les aventures exaltantes qu’elle avait connues ensuite à pourchasser les revenants pour Talamasca n’étaient rien en comparaison.
Maharet et elle, dans la bibliothèque, au coin du feu. Et les innombrables volumes de l’histoire de la famille qui la fascinaient, l’émerveillaient. La lignée de « la Grande Famille », comme disait Maharet, « le fil auquel nous nous accrochons dans le labyrinthe de la vie ». Avec quelle ferveur elle avait descendu les livres pour Jesse, sorti les vieux parchemins des coffrets où ils étaient enfermés.
Cet été-là, Jesse n’avait pas totalement mesuré la portée de ses découvertes. L’esprit peu à peu troublé, il lui avait semblé flotter délicieusement en marge de la réalité, comme si les papyrus couverts d’une écriture dont elle ne pouvait définir la provenance appartenaient au monde des rêves. Après tout, déjà à l’époque, elle était une archéologue confirmée. Elle avait participé à des fouilles en Égypte et à Jéricho. Pourtant, elle ne parvenait pas à déchiffrer ces étranges hiéroglyphes. Seigneur à quand remontaient ces pièces ?
Pendant des années, elle avait essayé de se rappeler les autres documents qu’elle avait vus. Elle était certaine d’être entrée un matin dans la bibliothèque et d’avoir aperçu une porte ouverte sur un réduit sombre.
Elle avait longé à tâtons un corridor sur lequel donnait une enfilade de pièces obscures ; finalement ses doigts avaient rencontré un interrupteur, et elle s’était retrouvée dans une grande salle pleine de tablettes d’argile – des tablettes gravées de minuscules dessins ! Nul doute qu’elle avait tenu ces objets entre ses mains.
Autre chose s’était passé ; une chose qu’elle avait longtemps refoulée dans sa mémoire. Y avait-il un autre couloir derrière ? Elle se rappelait avoir descendu les marches métalliques d’un escalier à vis jusqu’à des caves aux murs de terre. Des petites ampoules étaient fixées sur d’anciens manchons en porcelaine. Elle avait tiré sur les chaînettes pour les allumer.
Elle était sûre d’avoir fait ce geste, d’avoir poussé une lourde porte de séquoia...
Par éclairs, durant des années, cette vision lui était réapparue – une vaste pièce basse de plafond avec des chaises en chêne, une table et des bancs taillés dans la pierre. Et quoi d’autre ? Quelque chose qui, au premier abord, lui avait semblé familier. Et puis...
Plus tard, cette nuit-là, elle ne s’était souvenue que de l’escalier. Il était dix heures du soir, elle avait ouvert les yeux, et Maharet était à son chevet, Maharet qui s’était penchée pour l’embrasser. Un baiser plein d’affection, qui l’avait fait tressaillir de bonheur. Elle lui avait expliqué qu’on l’avait découverte au coucher du soleil, endormie près du ruisseau de la clairière.
Près du ruisseau ? Pendant des mois, elle s’était réellement « souvenue » de s’être assoupie là. Elle revivait pleinement ce sentiment de paix dans la forêt immobile, avec le bruissement de l’eau qui cascadait le long des rochers. Mais ce n’était qu’une illusion, elle en avait la certitude à présent.
Cependant, aujourd’hui encore, quelque quinze années plus tard, elle ne parvenait toujours pas à déterminer lesquelles de ces réminiscences étaient fondées. Les pièces étaient verrouillées. Même les volumes contenant l’histoire de la famille étaient enfermés dans des vitrines qu’elle n’osait pas forcer.
Pourtant, jamais elle n’avait été aussi convaincue de la justesse de ses souvenirs. Ces tablettes d’argile couvertes de dessins naïfs de personnages, d’arbres, d’animaux, elle les avait descendues des étagères et examinées sous la faible lumière de l’ampoule qui pendait du plafond. Et l’escalier, et la salle qui l’avait effrayée, non, terrifiée... oui, tout était bien là, dans cette demeure.
Quoi qu’il en soit, elle avait connu le paradis durant ces chaudes journées et nuits d’été, où les heures s’écoulaient en conversations avec Maharet, en danses au clair de lune avec Maharet et Mael. Elle en oubliait pour l’instant la douleur qu’elle avait éprouvée ensuite, à essayer de comprendra pourquoi Maharet l’avait renvoyée à New York pour ne plus jamais revenir dans cette maison.
Ma chérie,
Mon amour pour toi est si grand que je crains de me comporter abusivement à ton égard. Nous devons nous séparer, Jesse, afin que tu aies la liberté de forger ton propre avenir, de réaliser tes ambitions, tes rêves...
Ce n’était pas pour revivre l’ancienne souffrance qu’elle était revenue, c’était pour goûter quelques heures, aux joies passées.
Luttant contre la lassitude, elle s’était décidée dans l’après-midi à sortir de la maison et à descendre le long sentier à travers les chênes. Il lui avait été si facile de retrouver les layons de jadis dans la forêt de séquoias. Et la clairière frangée de fougères et de trèfles du côté où les rochers dévalaient vers le petit ruisseau turbulent.
Une nuit, Maharet l’avait guidée dans l’obscurité jusqu’à l’eau dont elles avaient longé la rive caillouteuse. Mael les avait rejointes, et tous trois avaient chanté une ballade dont Jesse était incapable de se rappeler, même si de temps à autre elle se surprenait à fredonner l’étrange mélodie dont les notes lui échappaient aussitôt.
Elle aurait pu s’endormir près du ruisseau, bercée par les bruits profonds de la forêt, si semblables à ceux de son « souvenir » imaginaire d’autrefois.
Le vert vif des érables qui captait les rares rayons de lumière était si éblouissant. Et comme les séquoias paraissaient monstrueux dans cette immobilité inaltérable. Gigantesques, indifférents, élançant leurs troncs à des hauteurs vertigineuses avant que le lacis sombre de leurs feuillages ne se referme sur la dentelle du ciel.
Mais en dépit de son désir de recouvrer des forces avant d’affronter ce soir Lestat et ses admirateurs fanatiques, elle avait eu peur que le rêve des jumelles ne recommence.
Elle était donc retournée dans la maison et avait pris la lettre et les roses au passage. Son ancienne chambre. Trois heures. Qui remontait les horloges dans cet endroit pour qu’elles continuent de sonner ? Le rêve des jumelles la poursuivait. Mais elle était trop fatiguée pour lutter. La pièce était si rassurante. Aucun spectre ici pareil à ceux auxquels elle s’était si souvent mesurée dans son travail. Seulement une grande paix. Elle s’était allongée sur le vieux lit suspendu, sur la couverture matelassée qu’elle avait fabriquée elle-même, avec l’aide de Maharet, cet été-là. Et les jumelles avaient surgi en même temps que le sommeil.
Maintenant, il ne lui restait que deux heures pour atteindre San Francisco. Encore une fois, il lui fallait s’arracher à cette maison. Elle vérifia le contenu de ses poches. Passeport, papiers, argent, clés.
Elle ramassa sa sacoche en cuir, passa la courroie sur son épaule et parcourut à la hâte le long couloir jusqu’à l’escalier. La nuit tombait vite, et quand l’obscurité couvrait la forêt, il était difficile de se diriger.
L’entrée était encore faiblement éclairée. A travers les fenêtres orientées à l’ouest, le soleil frappait de ses longs rayons poussiéreux l’immense tapisserie en patchwork accrochée au mur.
Jesse la contempla en retenant son souffle. C’était sa préférée, à cause de sa complexité, de sa taille. A première vue, ce n’était qu’un assemblage de minuscules morceaux de tissu choisis au hasard – puis, peu à peu, le paysage boisé émergeait de la multitude de taches colorées. Un instant, on le distinguait, la minute d’après, il s’évanouissait. Ce même phénomène s’était produit des centaines de fois, cet été-là, quand, grisée par le vin, elle s’approchait et reculait de la tapisserie, ne discernant plus rien, puis retrouvant chacun des détails : la montagne, la forêt, un petit village niché au fond de la vallée verdoyante.
— Je suis désolée, Maharet, répéta-t-elle doucement.
Elle devait partir, elle touchait presque au terme du voyage.
Mais comme elle se détournait, un détail dans le patchwork attira son regard. Elle fit volte-face et l’examina de nouveau. N’y avait-il pas à cet endroit des personnages qu’elle n’avait jamais remarqués auparavant ? Cette fois encore, elle ne distingua qu’un fouillis de bouts de tissu cousus ensemble. Puis, lentement, le flanc de la montagne lui apparut, l’oliveraie, et enfin le village avec ses huttes jaunes éparpillées dans la vallée. Et les personnages, alors ? Elle ne parvint pas à les repérer. Du moins, jusqu’à ce qu’elle tourne la tête. Alors, du coin de l’œil, elle les aperçut une fraction de seconde. Deux microscopiques silhouettes enlacées, des femmes à la chevelure rousse !
Hésitante, elle revint sur ses pas. Son cœur battait. Oui, là. Mais était-ce une illusion ?
Elle se planta devant la tapisserie et l’effleura. En effet ! Sur chacune des petites poupées de chiffon, une paire de minuscules boutons bleus en guise d’yeux, un nez et une bouche soigneusement cousus, tout comme les cheveux de coton rouge, frisés en vagues dentelées, qui retombaient sur les épaules blanches !
Elle fixa les jumelles, à demi incrédule. Car c’étaient bien elles ! Et comme elle restait debout, pétrifiée, devant le patchwork, l’ombre commença à envahir la pièce. Les derniers rayons de soleil avaient disparu derrière l’horizon. La tapisserie s’estompait sous ses yeux en un dessin indéchiffrable.
Dans un brouillard, elle entendit l’horloge sonner le quart. Elle devait prévenir Talamasca. Appeler David à Londres. Lui raconter une partie de l’affaire, n’importe quoi – mais c’était hors de question, elle le savait. Elle était déchirée à l’idée que, quoi qu’il lui arrive cette nuit, Talamasca ne connaîtrait jamais l’histoire en son entier.
Comme un automate, elle s’arracha à sa contemplation, verrouilla la porte derrière elle, descendit les marches du perron, puis le long sentier.
Elle ne comprenait pas bien pourquoi elle était aussi bouleversée, presque au bord des larmes. Cette découverte avivait ses soupçons, étayait ses hypothèses. Et pourtant, elle avait peur. Elle s’aperçut qu’elle pleurait.
Tu dois attendre Maharet.
Mais c’était impossible. Maharet la subjuguerait, la désorienterait, l’obligerait par sa tendresse à oublier cette énigme. La même chose s’était produite lors de ce lointain été. Lestat le vampire, lui, ne cachait rien de ce qu’il connaissait. Il était la pièce maîtresse du puzzle. Le voir, le toucher confirmerait le reste.
La Mercedes rouge démarra au quart de tour. Dans une pluie de gravier, Jesse fit marche arrière, braqua et s’engagea dans l’étroit chemin de terre. Dans sa décapotable, elle serait gelée avant d’arriver à San Francisco, mais peu lui importait. Elle aimait le souffle froid de l’air sur son visage, elle aimait la vitesse.
La route plongea aussitôt dans l’obscurité de la forêt. La lune qui se levait ne parvenait pas à pénétrer l’épaisseur du feuillage. Jesse roulait déjà à soixante, négociant habilement les virages. Sa tristesse s’intensifia soudain, mais elle ne pleurait plus. Bientôt, Lestat le vampire...
Quand enfin elle déboucha sur la route nationale, elle accéléra et se mit à chanter à tue-tête dans le vent qui engloutissait sa voix. La nuit tombait tout à fait quand elle traversa dans un vrombissement la jolie petite ville de Santa Rosa et rejoignit la file des voitures sur l’autoroute 101.
La brume marine arrivait du large. A l’est et à l’ouest les collines sombres dressaient leurs silhouettes fantomatiques. Mais le ruban scintillant des feux arrière illuminait la route devant elle. L’excitation la gagnait, chassant sa mélancolie. Dans une heure, le Golden Gâte. Toute sa vie, elle avait été sûre d’elle, et la chance lui avait souri – au point que parfois la pusillanimité des autres l’exaspérait. Et en dépit de son fatalisme, de sa conscience aiguë des dangers qu’elle encourait, elle avait l’impression qu’encore une fois sa bonne étoile veillerait sur elle cette nuit. Elle n’était pas vraiment effrayée.
Une bonne étoile avait en effet présidé à sa naissance, estimait-elle. Quelques minutes après l’accident qui avait coûté la vie à sa très jeune mère enceinte de sept mois, elle avait été découverte sur le bord de la route – un bébé expulsé spontanément, arraché à la mort, et qui criait déjà pour dégager ses petits poumons quand l’ambulance était arrivée.
Un nouveau-né sans nom durant les deux semaines où elle s’était étiolée dans l’hôpital du comté, condamnée des heures durant à la froideur aseptisée des machines ; mais les infirmières qui s’étaient entichées d’elle et l’avaient surnommée « le moineau », la câlinaient et lui chantaient des berceuses aussi souvent qu’elles le pouvaient.
Des années plus tard, elles devaient lui écrire, lui envoyant les photos qu’elles avaient prises et lui racontant des petites anecdotes, ce qui avait grandement contribué à développer en elle le sentiment d’avoir été aimée.
C’était Maharet qui avait fini par venir la réclamer, l’identifiant comme la seule survivante de la famille Reeves de Caroline du Sud. Elle l’avait emmenée à New York où elle l’avait confiée à des cousins éloignés. Là, Jesse avait grandi dans un somptueux appartement ancien de Lexington Avenue, sous la protection de Maria et de Matthew Godwin, qui l’avaient choyée et comblée de leur amour. Une nurse anglaise avait veillé sur elle jour et nuit jusqu’à l’âge de douze ans.
Elle ne se rappelait pas quand elle avait appris que sa tante Maharet avait assuré son avenir, qu’elle pouvait entrer dans n’importe quel collège, choisir la carrière qu’elle désirait. Matthew Godwin professait la médecine, Maria avait jadis enseigné la danse ; ils ne cachaient pas leur attachement pour Jesse qu’ils considéraient comme la fille qu’ils avaient toujours souhaitée. Et ces années avaient été heureuses et fécondes.
Maharet avait commencé à lui écrire avant même qu’elle ne sache lire. Ses lettres étaient merveilleuses, souvent accompagnées de cartes postales originales et de curieuses pièces de monnaie des divers pays où elle élisait domicile. Jesse avait un plein tiroir de roupies et de lires. Mais surtout, elle avait en Maharet une amie fidèle, une amie qui répondait tendrement et attentivement à chacun des mots qu’elle lui envoyait.
C’était Maharet qui l’avait guidée dans ses lectures, avait encouragé son goût pour la musique et la peinture, organisé ses vacances d’été en Europe et s’était occupée de l’inscrire à l’université de Columbia où elle étudiait les civilisations et langues anciennes.
C’était également grâce à Maharet que Jesse avait séjourné pour Noël chez des cousins d’Europe – en Italie d’abord, chez les Scartinos, de puissants banquiers qui possédaient une villa dans la campagne siennoise, puis à Paris, chez les Borchardts, une famille plus modeste, qui l’avaient accueillie dans leur joyeuse tribu.
L’été de ses dix-sept ans, elle avait été à Vienne faire la connaissance de la branche russe de sa famille émigrée autrefois en Autriche, de jeunes intellectuels et musiciens débordants d’enthousiasme qui l’avaient conquise. Puis, elle s’était embarquée pour l’Angleterre où elle avait rencontré les Reeves, de proches parents de sa propre famille installée aux États-Unis depuis plusieurs siècles.
A dix-huit ans, elle avait été invitée dans leur villa de Santorin par ses cousins Petralona, de riches Grecs au charme exotique. Ils vivaient dans un luxe quasi féodal, entourés des paysans de leur domaine, et en son honneur avaient organisé à l’improviste une croisière sur leur yacht via Istanbul, Alexandrie et la Crète.
Elle était presque tombée amoureuse du jeune Constantin Petralona. Maharet lui avait écrit que cette union recueillerait la bénédiction de tous les membres de la famille, mais que c’était à elle d’en décider. Jesse avait dit tendrement adieu à son amoureux et repris l’avion pour New York, l’université et la préparation de son premier stage archéologique en Irak.
Cependant, durant toutes ses années d’études, elle était demeurée proche de son immense famille. Tout le monde était si attentionné à son égard. Mais tout le monde était plein d’attentions pour tout le monde. Chacun croyait aux vertus de la famille. Les contacts entre les diverses branches étaient fréquents ; les nombreux mariages entre membres de la famille avaient tissé des liens multiples ; dans chacun des foyers, une chambre était prête en permanence pour accueillir les parents en visite. Les arbres généalogiques semblaient remonter à la nuit des temps ; des histoires cocasses circulaient sur des ancêtres illustres morts depuis trois ou quatre siècles. Jesse s’était sentie en communion étroite avec ces gens, aussi dissemblables fussent-ils les uns des autres.
A Rome, elle avait été fascinée par ses cousins qui conduisaient leur Ferrari à tombeau ouvert, la radio à pleins tubes, pour rentrer à l’aube dans un charmant vieux palais où la plomberie ne marchait pas et où la toiture fuyait. Les cousins juifs de Caroline du Sud formaient une brochette de brillants musiciens, décorateurs et producteurs qui tous, d’une façon ou d’une autre, avaient été mêlés à la création cinématographique des cinquante dernières années. Leur ancienne demeure dans une rue écartée de Hollywood était le refuge d’une vingtaine d’acteurs sans emploi. Jesse pouvait débarquer quand bon lui semblait ; les hôtes tenaient table ouverte tous les soirs à partir de six heures.
Mais qui était Maharet, cette conseillère lointaine et pourtant vigilante, qui par ses lettres fréquentes et attentives avait guidé Jesse dans ses études, qui exerçait sur elle l’autorité dont elle avait secrètement besoin ?
Tous les cousins de Jesse connaissaient Maharet, même si ses rares visites étaient à marquer d’une pierre blanche. Elle était la gardienne des archives de la Grande Famille. C’était elle qui souvent les faisait se rencontrer, qui arrangeait même des mariages entre les différentes branches essaimées à travers le monde, qui ne manquait pas de les aider dans les périodes difficiles et à qui certains devaient la vie.
Avant Maharet, il y avait eu sa mère, maintenant dénommée la Vieille Maharet, laquelle avait succédé à la Grand-Tante Maharet, et ainsi de suite aussi loin que remontait la mémoire. « Il y aura toujours une Maharet », disait un adage familial, récité tour à tour en italien, allemand, russe, yiddish ou grec. Ce qui signifiait qu’à chaque génération, une descendante reprendrait ce prénom en même temps que la responsabilité de consigner la suite de l’histoire – ou du moins, le supposait-on, car tous hormis Maharet ignoraient comment le flambeau était transmis.
« Quand vous rencontrerai-je ? » n’avait cessé de lui écrire Jesse pendant des années. Elle collectionnait les timbres oblitérés à Delhi, Rio, Mexico, Bangkok, Tokyo, Lima, Saigon ou Moscou.
La famille tout entière était très attachée à cette femme, fascinée par elle, mais un lien secret unissait Jesse à sa mystérieuse tante.
Depuis sa prime enfance, Jesse était sujette à des expériences « insolites ».
Elle pouvait, par exemple, lire dans les pensées des gens, elle « savait » quand on ne l’aimait pas ou quand on lui mentait. De même, son don pour les langues venait de ce qu’elle comprenait souvent la signification d’une phrase alors que les mots lui étaient étrangers.
Et elle avait des visions – elle voyait des gens, des objets qui n’existaient pas en réalité.
Toute petite, elle avait souvent aperçu de sa fenêtre à Manhattan un élégant hôtel particulier aux contours gris et flous. Elle s’était bien rendue compte que c’était une illusion, et tout d’abord, elle avait ri de cette façon qu’il avait de lui apparaître puis de disparaître, tantôt transparent, tantôt aussi distinct que les autres immeubles dans la rue, avec ses fenêtres illuminées derrière leurs voilages de dentelle. Des années plus tard, elle avait appris que la maison fantôme avait appartenu à l’architecte Stanford White et qu’elle était détruite depuis des décennies.
Les formes humaines qu’elle percevait alors n’étaient pas aussi nettes. Ces manifestations fugitives et vacillantes se produisaient souvent dans des lieux qui lui inspiraient un inexplicable sentiment de malaise.
Mais au fur et à mesure qu’elle grandissait, ces phénomènes devenaient plus tangibles. Un après-midi pluvieux et sombre, la silhouette translucide d’une vieille femme s’était lentement avancée jusqu’à elle pour finalement la traverser. Folle de terreur, elle s’était précipitée dans un magasin, où les vendeurs avaient alerté Matthew et Maria. Jesse avait en vain essayé de décrire le visage hagard de la femme, son regard vitreux qui semblait ignorer le monde extérieur.
Les amis auxquels elle se confiait étaient le plus souvent sceptiques. Mais ces histoires les fascinaient et ils ne se lassaient pas de les lui faire répéter. Jesse en était mortifiée. Aussi s’efforçait-elle de ne plus en parler, même si dès sa dixième année, ces âmes égarées se mirent à lui apparaître de plus en plus fréquemment.
En plein milieu de la journée, dans la foule dense de la Cinquième Avenue, il lui arrivait d’entrevoir ces pâles créatures. Puis un matin, dans Central Park, alors qu’elle avait seize ans, elle vit un jeune homme, assis sur un banc, non loin d’elle. Le parc était bruyant, plein de promeneurs ; pourtant l’individu semblait ne pas appartenir à ce monde. Les bruits autour de Jesse s’estompèrent peu à peu, comme si cet être les absorbait. Elle pria le ciel que l’apparition se dissolve. Au lieu de quoi, le spectre se retourna et la fixa, essayant de lui parler.
Jesse courut tout le long du chemin jusqu’à Lexington Avenue. Elle était paniquée. Les esprits l’avaient repérée, expliqua-t-elle à Matthew et à Maria. Elle craignait de quitter l’appartement. Matthew finit par lui administrer un sédatif en lui disant qu’elle allait pouvoir dormir. Il laissa la porte de la chambre ouverte pour qu’elle n’ait pas peur.
Alors que Jesse commençait à somnoler, une jeune fille entra dans la pièce. Jesse eut conscience que la visiteuse ne lui était pas étrangère ; bien sûr, elle faisait partie de la famille, elle avait toujours été là, à ses côtés, toutes deux avaient souvent bavardé ensemble ; il n’était pas étonnant qu’elle fût aussi tendre et amicale. C’était une adolescente, quelqu’un de son âge.
La jeune fille s’assit au chevet de Jesse et lui dit de ne pas s’inquiéter, que les esprits ne pouvaient pas lui faire de mal. Aucun revenant n’avait jamais attaqué qui que ce soit. Ils n’en avaient pas le pouvoir. C’étaient de pauvres êtres désarmés et pitoyables.
— Écris à tante Maharet, conseilla-t-elle en embrassant Jesse et en lui lissant les cheveux en arrière.
Le somnifère agissait maintenant. Jesse était incapable de garder les yeux ouverts. Elle avait envie de poser une question au sujet de l’accident de voiture qui avait précédé sa naissance, mais elle n’arrivait pas à se rappeler laquelle.
— Au revoir, mon ange, murmura la visiteuse, et Jesse s’endormit aussitôt.
Quand elle se réveilla, à deux heures du matin, l’appartement était plongé dans l’obscurité. Elle entreprit immédiatement d’écrire une lettre à Maharet, lui racontant tous les incidents étranges dont elle se rappelait.
A l’heure du dîner, elle sursauta soudain en repensant à l’adolescente. Il était impossible qu’elle ait habité ici, qu’elle lui ait toujours tenu compagnie. Comment avait-elle pu imaginer une histoire pareille ? Elle avait été jusqu’à écrire à Maharet : « Bien entendu, Miriam était là, et elle m’a dit...» Et d’abord, qui était Miriam ? Un nom sur son certificat de naissance. Sa mère.
Jesse ne raconta à personne ce qui s’était passé. Pourtant, une sorte de chaleur rassurante l’enveloppait. Elle sentait la présence de Miriam à ses côtés, elle en était certaine.
La réponse de Maharet lui parvint cinq jours plus tard. Sa tante la croyait. Ces apparitions n’avaient rien de surprenant. Ce genre de phénomène existait bien évidemment, et Jesse n’était pas la seule à l’avoir expérimenté.
Au cours des générations, notre famille a compté bien des médiums. Tu sais sans doute qu’on les considérait jadis comme des sorciers. Ce pouvoir apparaît fréquemment chez ceux que la nature a dotés, à ton image, d’yeux verts, d’un teint pâle et d’une chevelure rousse. Il semblerait que ces caractères héréditaires aillent de pair. Peut-être la science expliquera-t-elle un jour cette coïncidence. Mais sois certaine, en tout cas, que nos pouvoirs n’ont rien de surnaturel. Ce qui ne signifie pas qu’ils soient obligatoirement positifs.
Les esprits existent, certes, mais ils sont terriblement rétifs. Ils peuvent être puérils, vindicatifs, perfides. Tu ne peux empêcher ces entités d’essayer de communiquer avec toi, et parfois ce que tu contemples n’est qu’un fantôme sans vie – le reflet d’une personnalité disparue.
Ne les crains pas, mais ne les laisse pas te perturber. Car c’est leur activité favorite, une fois qu’ils savent que tu peux les voir. Quant à Miriam, préviens-moi si elle revient. Mais comme tu as suivi son conseil et que tu m’as écrit, je ne pense pas qu’elle juge nécessaire de le faire. Elle ne se laisse vraisemblablement pas aller aux tristes bouffonneries de ceux qui se manifestent le plus souvent à toi. Parle-moi de ces apparitions si elles t’effrayent. Mais efforce-toi d’être discrète avec les autres, car jamais ils ne te croiront.
Jesse attacha un grand prix à cette lettre. Des années durant, elle l’emporta partout avec elle, glissée dans son sac ou dans sa poche. Non seulement Maharet était convaincue de sa bonne foi, mais elle lui avait expliqué comment interpréter ce pouvoir embarrassant et s’en accommoder. Tout ce qu’elle lui avait écrit était cohérent.
Par la suite, Jesse fut encore de temps à autre terrorisée par les esprits ; et il lui arrivait de se confier à ses proches. Mais dans l’ensemble, elle se conforma aux instructions de sa tante et ne fut plus guère importunée par ces manifestations qui pendant de longues périodes semblaient comme en veilleuse.
Maharet lui écrivait de plus en plus souvent. Sa tante était sa confidente, sa meilleure amie. Lors de son entrée au collège, Jesse avait le sentiment que cette correspondante lointaine était plus réelle à travers ses lettres que tous les gens qu’elle côtoyait. Mais elle avait fini par se résigner à peut-être ne jamais la rencontrer.
Puis un soir, au cours de sa troisième année à Columbia, elle avait ouvert la porte de son appartement pour trouver la lumière allumée, une flambée dans la cheminée et une longue femme svelte debout devant l’âtre.
Jesse avait été saisie par la beauté de l’inconnue. Son visage subtilement maquillé avait une immobilité orientale que démentaient l’éclat intense des yeux verts et l’exubérance de la chevelure cuivrée.
— Ma chérie, avait dit la femme, je suis Maharet.
Jesse s’était aussitôt précipitée dans ses bras. De ses mains gantées, Maharet l’avait écartée avec douceur, comme pour mieux la contempler, puis elle l’avait couverte de baisers. Jesse gardait un souvenir magique de ce moment. Elle avait caressé les cheveux soyeux de Maharet. Des cheveux si semblables aux siens.
— Tu es mon enfant, avait murmuré la visiteuse. Tu as comblé tous mes espoirs. Tu ne peux pas savoir combien je suis heureuse.
Cette nuit-là, Maharet lui avait paru de feu et de glace. Extraordinairement forte et cependant si chaleureuse. Tout à la fois sculpturale et fine, avec ses jupes vaporeuses, sa longue cape de laine brune qui épousait chacun de ses mouvements, elle possédait une grâce mystérieuse et troublante, l’aura étrange de ces femmes qui ont fait de leur corps un objet d’art.
Toute la nuit, elles avaient erré dans la ville, visité des galeries, assisté à une pièce de théâtre, puis soupé, bien que Maharet n’eût rien voulu manger. Elle était trop émue, avait-elle prétexté. Elle n’avait même pas retiré ses gants au restaurant. Elle désirait seulement écouter Jesse lui raconter sa vie. Et Jesse lui avait parlé interminablement de Columbia, de ses études en archéologie, de son rêve d’entreprendre des fouilles en Mésopotamie.
Cette rencontre avait été si différente de leurs relations épistolaires. Elles avaient même flâné à travers Central Park dans l’obscurité, après que Maharet eut assuré qu’il n’y avait aucune raison d’avoir peur. Du coup, cette promenade avait semblé tout à fait normale à Jesse ! Et merveilleuse aussi, comme si toutes deux parcouraient les sentiers d’une forêt enchantée, sans la moindre appréhension, continuant à mi-voix leur conversation animée. Quelle impression divine de se sentir à ce point en sécurité ! A l’approche de l’aube, Maharet avait raccompagné Jesse chez elle, en lui promettant de la faire venir très bientôt en Californie. Elle avait une maison là-bas, dans les monts de Sonoma.
Mais deux ans s’étaient écoulés avant que l’invitation n’arrive. Jesse venait de décrocher sa licence. Elle devait partir en juillet travailler sur une fouille au Liban.
Dans ce cas, reste seulement quinze jours, avait insisté Maharet. L’enveloppe contenait un billet d’avion. Mael, un ami très cher, l’attendrait à l’aéroport.
Bien que Jesse ne l’eût pas admis à l’époque, ce séjour avait débuté sous le signe de l’étrange.
A commencer par le personnage de Mael. Un colosse, le cheveu blond et ondulé, l’œil bleu profondément enfoncé. Ses gestes, le timbre de sa voix, la maîtrise avec laquelle il conduisait, avaient quelque chose de presque inquiétant. Mis à part les fins gants de chevreau noirs et les grosses lunettes teintées de bleu et cerclées d’or, il portait, semblait-il, y compris les bottes en alligator, le costume de daim commun à tous les éleveurs.
Et pourtant, il n’avait pas caché sa joie de la rencontrer, et elle-même avait tout de suite ressenti de la sympathie pour lui. Avant qu’ils n’atteignent Santa Rosa, elle lui avait déjà raconté sa vie. Il avait un rire agréable. Mais deux ou trois fois, elle avait été bizarrement prise de vertige en le regardant. Elle s’était demandée pourquoi.
La maison elle-même, isolée au bout d’un chemin cahoteux, était incroyable. Qui avait pu concevoir pareille architecture ? Quels engins gigantesques avaient pu creuser ainsi dans le flanc de la montagne ? Plus extraordinaire encore était la charpente. Avait-elle été taillée dans des séquoias plusieurs fois centenaires ? Les poutres devaient bien faire trois mètres cinquante de circonférence. Et les murs en adobe étaient certainement très anciens, eux aussi. Des pionniers européens s’étaient-ils implantés en Californie à une époque assez lointaine pour avoir pu... mais qu’importait ? L’endroit était magnifique, après tout. Elle adorait les cheminées rondes et leurs hottes en fonte, les tapis de peau, l’observatoire et son antique télescope en cuivre.
Elle s’était prise d’amitié pour les serviteurs qui venaient chaque matin de Santa Rosa faire le ménage et préparer les somptueux repas. La solitude des journées ne lui pesait pas. Elle aimait se promener dans la forêt, pousser jusqu’au bourg pour acheter des journaux ou des romans. Elle passait des heures à étudier les tapisseries en patchwork, les objets anciens dont elle ne parvenait pas à déterminer la provenance.
En outre, la maison possédait tout le confort moderne. Des antennes installées sur la crête captaient les chaînes de télévision à travers le monde. Dans la cave était installée une salle de projection nantie d’une collection de films digne d’une cinémathèque. Par les chauds après-midi, elle nageait dans la piscine aménagée devant la façade sud de la maison. Quand le crépuscule tombait, apportant la fraîcheur de la montagne, de grands feux flambaient dans les cheminées.
Bien sûr, le plus formidable pour elle avait été de découvrir ses origines – l’histoire de toutes les branches de la Grande Famille retracée depuis des siècles dans d’innombrables volumes reliés en cuir. Avec émotion, elle avait feuilleté des centaines d’albums de photos, fouillé dans des malles pleines de portraits, de miniatures ovales, de toiles poussiéreuses.
Elle s’était immédiatement plongée dans l’histoire des Reeves de Caroline du Sud, ses aïeux en ligne directe – de riches propriétaires que la guerre de Sécession avait ruinés. Leurs photographies l’avaient bouleversée. Elle voyait enfin ses ancêtres, elle reconnaissait ses propres traits sur leurs visages. Ils avaient le teint clair comme elle, des expressions identiques, et deux d’entre eux, la même chevelure flamboyante ! Pour Jesse, une enfant adoptée, cette révélation était infiniment précieuse.
Ce fut seulement à la fin de son séjour, alors qu’elle étudiait les parchemins en latin, en grec ancien et enfin ceux couverts de hiéroglyphes, qu’elle commença à mesurer l’importance de cette masse de documents. Autant était flou son souvenir des tablettes d’argile disposées dans la salle souterraine, autant celui de ses conversations avec Maharet demeurait précis. Des heures durant, elles avaient parlé des chroniques familiales.
Jesse avait demandé de pouvoir travailler sur ces archives. Elle aurait abandonné sans regret ses études pour cataloguer le contenu de cette bibliothèque. Elle brûlait de traduire et d’interpréter ces pièces, d’en traiter les données par ordinateur. Pourquoi ne pas publier l’histoire de la Grande Famille ? Une aussi longue généalogie était exceptionnelle, voire unique. Même les têtes couronnées d’Europe étaient incapables de remonter aussi loin dans le temps.
Maharet avait tenté de modérer l’enthousiasme de sa nièce. Elle lui avait rappelé combien ce travail serait lent et ingrat. Après tout, ces documents ne retraçaient jamais que la chronologie d’une famille à travers les siècles ; ils se réduisaient parfois à des listes de noms ou à de brèves descriptions d’existences paisibles, des énumérations de dates de naissance et de décès, des déclarations d’immigration.
Ces conversations dans la lumière veloutée de la bibliothèque, parmi les senteurs délicieuses du cuir, des parchemins, de la cire fondue et du bois dans la cheminée, restaient gravées dans sa mémoire. Maharet, majestueuse comme toujours, ses yeux de jade dissimulés derrière des verres légèrement teintés, la mettait en garde, lui disait que cette tâche risquait de dévorer tout son temps, de l’empêcher de mener à bien des projets plus passionnants. C’était la Grande Famille qui comptait et non pas ses archives, le dynamisme de chacune des générations, la possibilité de connaître et d’aimer ses proches. Ces documents n’avaient d’intérêt que dans la mesure où ils permettaient cette fidélité au passé.
Jamais Jesse n’avait éprouvé un tel désir d’entreprendre un travail. Maharet lui permettrait certainement de rester, non ? Elle en avait pour des années dans cette bibliothèque à découvrir les origines de la famille !
Plus tard seulement, les réticences de Maharet lui parurent receler un mystère – l’un parmi tous ceux auxquels elle s’était heurtée cet été-là. Plus tard seulement, nombre de petits détails lui revinrent.
Par exemple, le fait que Maharet et Mael n’apparaissaient jamais avant le coucher du soleil, et que leur explication – ils dormaient dans la journée – n’en était pas une. Du reste où dormaient-ils ? Une question tout aussi intrigante. Leurs chambres demeuraient vides, les portes grandes ouvertes, les placards débordant de vêtements extraordinaires. Au crépuscule, ils surgissaient si brusquement qu’on aurait dit qu’ils se matérialisaient devant ses yeux. Jesse levait la tête. Et Maharet était là, au coin du feu, le visage impeccablement maquillé, la tenue grandiose, ses pendentifs et son collier scintillant à la lumière des flammes. Mael, vêtu comme à l’accoutumée de son costume de daim, était adossé au mur.
Mais lorsque Jesse les interrogeait sur leurs horaires singuliers, les réponses de Maharet étaient absolument convaincantes ! Leur peau était délicate, ils détestaient le soleil, et ils veillaient si tard ! Pour sûr, ils veillaient. A quatre heures du matin, ils discutaient encore de politique ou d’histoire, abordant les problèmes avec un bizarre recul, appelant les villes par leurs noms anciens, et s’exprimant parfois dans une langue rapide que Jesse ne parvenait pas à situer, encore moins comprendre. Grâce à son don télépathique, elle saisissait de temps à autre le sens de leurs discours, mais l’étrangeté des sons la déconcertait.
Il était également évident que quelque chose en Mael contrariait Maharet. Était-il son amant ? C’était peu probable.
Ce qui l’intriguait aussi, c’était la manière dont Mael et Maharet parlaient entre eux, comme si chacun avait le pouvoir de pénétrer la pensée de l’autre. Tout d’un coup, Mael s’écriait : « Mais je t’ai dit de ne pas t’inquiéter », alors que Maharet n’avait pas prononcé un mot. Parfois, ils faisaient de même avec Jesse. Une nuit, elle avait entendu Maharet l’appeler, lui demandant de descendre dans la salle à manger, bien que la voix, elle en aurait juré, n’eût résonné que dans sa propre tête.
Bien sûr, Jesse détenait ce pouvoir de communiquer à distance. Mais Mael et Maharet le possédaient-ils également ? Dans ce cas, pourquoi n’y faisaient-ils jamais allusion ?
Les repas constituaient une autre énigme – ses plats préférés qui défilaient régulièrement sur la table. Elle n’avait pas à expliquer aux serviteurs ses goûts et ses dégoûts. Ils les connaissaient ! Escargots, huîtres farcies, fettucini à la carbonara, filet de bœuf Wellington, tous les mets les plus savoureux lui étaient servis chaque soir. Et les vins, elle n’avait jamais goûté à des crus aussi rares. Pourtant, ses hôtes mangeaient comme des oiseaux, semblait-il. Il leur arrivait même de ne pas ôter leurs gants de tout le dîner.
Et ces étranges visiteurs ? Santino, entre autres, un Italien aux cheveux aile de corbeau, venu à pied une nuit, en compagnie d’un adolescent dénommé Éric. Il l’avait dévisagée comme on regarde un animal exotique, puis lui avait baisé la main et offert une magnifique émeraude montée sur bague, qui avait mystérieusement disparu quelques nuits plus tard. Deux heures d’affilée, Santino avait parlementé avec Maharet dans cette langue inconnue, puis il était reparti furieux, avec son compagnon quelque peu démonté.
Sans compter ces fêtes extravagantes. Jesse ne s’était-elle pas réveillée deux ou trois fois à quatre heures du matin pour découvrir la maison pleine de monde ? Et tous ces gens avaient des traits communs – le même teint livide éclairé par des yeux aussi remarquables que ceux de ses hôtes. Mais Jesse avait si sommeil. Elle se rappelait seulement avoir été entourée de beaux jeunes gens qui lui offraient du vin. Puis elle s’était retrouvée allongée dans son lit. Le soleil entrait à flots par la fenêtre. La maison était vide.
Jesse avait également entendu des bruits à des heures insolites. Le vrombissement d’un hélicoptère, d’un petit avion. Néanmoins personne ne parlait de ces incursions.
Et Jesse baignait dans un tel bonheur ! Ces bizarreries ne semblaient pas tirer à conséquence ! Les explications de Maharet dissipaient aussitôt les doutes de la jeune fille. Cette malléabilité de sa part était pourtant inhabituelle. Elle avait tant d’assurance, des opinions si tranchées. D’ordinaire, elle était d’un naturel plutôt têtue. Alors que là, il suffisait que Maharet lui dise quelque chose, pour qu’elle se sente partagée entre deux attitudes. D’un côté, « mais c’est ridicule ! », de l’autre, « ça tombe sous le sens ! ».
Quoi qu’il en soit, Jesse se divertissait trop pour se pencher longtemps sur ce problème. Les premières soirées, elle avait discuté d’archéologie avec ses hôtes. Et Maharet était un puits de science, même si certaines de ses idées paraissaient étranges.
Elle maintenait, entre autres, que l’agriculture était née du fait que les tribus qui jusque-là subsistaient en pratiquant la chasse, avaient voulu emmagasiner des plantes hallucinogènes afin de favoriser leurs transes rituelles. Et également fabriquer de la bière. Bien entendu, cette assertion n’était fondée sur aucune donnée scientifique. Continue à creuser, ma fille ! Tu trouveras !
Mael lisait merveilleusement la poésie. Maharet jouait parfois du piano, très lentement, absorbée dans ses rêveries. Éric avait reparu deux nuits de suite, et il s’était joint à leurs chants.
Il avait apporté des films du Japon et d’Italie, et tous les avaient regardés avec ravissement. Kwaïdan surtout, bien que terrifiant, les avait passionnés. Jesse avait fondu en larmes pendant la projection de Juliette des Esprits.
Et tous ces gens paraissaient s’intéresser à Jesse. Mael lui posait des questions surprenantes. Avait-elle déjà fumé des cigarettes ? A quoi ressemblait le goût du chocolat ? Comment osait-elle monter seule dans les voitures des jeunes gens ou dans leurs appartements ? Ne se rendait-elle pas compte qu’ils pouvaient la tuer ? Elle étouffait un rire. Mais si, s’obstinait-il, c’étaient des choses qui pouvaient arriver. Il commençait à s’énerver. Il suffit de lire les journaux. Les femmes dans les grandes villes sont traquées par les hommes comme les biches dans les bois.
Le mieux était de changer de sujet, de le faire parler de ses voyages. Il avait une façon merveilleuse de décrire les endroits où il avait été. Il avait vécu des années dans la forêt amazonienne. Néanmoins, il refusait de monter dans un « aéroplane ». Trop dangereux. Et si l’engin explosait ? Il se méfiait également des « vêtements en tissu » parce qu’ils n’étaient pas assez solides.
Un incident curieux s’était produit entre eux. Ce soir-là, ils avaient longuement bavardé pendant le dîner. Elle lui avait expliqué ses histoires de fantômes, et il avait rétorqué, furieux, que ces morts étaient des hurluberlus, des fous, ce qui l’avait fait rire malgré elle. N’empêche qu’il avait raison. Les spectres se comportaient comme des êtres décérébrés, et c’était bien ce qui était terrifiant dans ces manifestations. Retombons-nous dans le néant après la mort ? Ou subsistons-nous dans un état d’hébétude, nous matérialisant n’importe quand, adressant des inepties aux médiums ? Mise à part sa mère, elle ne se souvenait pas avoir jamais entendu un fantôme prononcer une seule parole sensée.
— Mais, bien sûr, ces ombres appartiennent aux morts qui ne parviennent pas à se détacher de la terre, avait poursuivi Mael. Qui sait où nous allons quand nous renonçons à la chair et aux vanités terrestres ?
Jesse, qui avait trop bu, avait été prise d’épouvante au souvenir de la maison fantôme de Stanford White, des esprits rôdant au milieu des foules new-yorkaises. Elle avait concentré son attention sur Mael qui, pour une fois, avait retiré ses gants et ses lunettes teintées. Dans ses yeux saphir, les pupilles brillaient d’un éclat de jais.
— Cependant d’autres esprits hantent ce monde depuis toujours, avait-il repris. Ils n’ont jamais été incarnés, ce qui les met en fureur.
Quelle drôle d’idée il avait !
— Comment le sais-tu ? avait demandé Jesse, tout en continuant à le dévisager.
Il était beau. Sa beauté était la somme de toutes ses imperfections : le nez en bec d’aigle, la mâchoire proéminente, le visage osseux qu’encadrait la crinière paille. Même ses yeux trop enfoncés ajoutaient à son charme. Oui, il était beau – elle avait envie de le toucher, de l’étreindre... L’attirance qu’elle avait toujours éprouvée pour lui la foudroyait soudain.
Elle avait alors été saisie d’une illumination étrange. Cet être n’était pas humain. Il n’en avait que l’apparence. C’était l’évidence même. Mais quelle pensée ridicule ! S’il n’était pas humain, qu’était-il donc ? Certainement pas un fantôme ni un esprit. C’était tout aussi évident.
— J’imagine que nous ne connaissons pas la frontière entre le réel et l’irréel, avait-elle dit malgré elle. On regarde un moment quelque chose, et subitement cette chose devient monstrueuse.
En fait, elle avait détourné les yeux pour fixer le bouquet qui ornait le centre de la table. Des roses thé qui s’effeuillaient au milieu des jacinthes, des fougères et des zinnias pourpres. Elles lui paraissaient venir d’un autre monde, un peu comme les insectes, et lui inspiraient une sorte d’horreur ! Qu’étaient-elles, en réalité ? Soudain le vase s’était brisé, l’eau s’était répandue sur la nappe. Mael s’était écrié :
— Oh, excuse-moi. Je ne l’ai pas fait exprès.
Le vase s’était vraiment cassé. Sans raison. Tout seul. Mael s’était esquivé après l’avoir embrassée sur le front, sa main un instant tremblante comme il ébauchait un geste pour lui caresser les cheveux.
Bien sûr, Jesse était un peu grise. Elle s’enivrait chaque soir sans que ses hôtes ne s’en formalisent apparemment.
Parfois, ils sortaient danser au clair de lune dans la clairière. Leurs danses n’étaient pas concertées. Ils évoluaient tantôt seuls, tantôt en cercle, les yeux levés vers la voûte céleste, tandis que Mael fredonnait ou que Maharet chantait dans cette langue mystérieuse.
A quoi songeait Jesse pour virevolter ainsi des heures ? Et pourquoi ne s’était-elle jamais posé de questions, à défaut de les formuler, sur cette étrange habitude qu’avait Mael de porter des gants à l’intérieur de la maison ou de se promener dans la nuit noire avec ses lunettes de soleil ?
Puis un matin où Jesse s’était couchée complètement ivre bien avant l’aube, elle avait fait un terrible cauchemar. Mael et Maharet se disputaient. Mael ne cessait de répéter : « Et si elle mourait ? Si quelqu’un la tuait ou si une voiture l’écrasait ? Si, si si...» Sa voix s’enflait dans un vacarme assourdissant.
Quelques nuits plus tard s’était déclenchée la catastrophe décisive. Après une courte absence, Mael était revenu. Toute la soirée, elle avait bu du bourgogne, et l’avait rejoint sur la terrasse. Quand il l’avait embrassée, elle avait perdu conscience, et pourtant rien ne lui échappait de ce qui se passait. Il la serrait dans ses bras, lui baisait les seins, tandis qu’elle glissait dans des ténèbres aveugles. Puis, la jeune fille avait surgi, l’adolescente qui lui était apparue à New York, la fois où elle avait eu tellement peur. Mael, lui, ne la voyait pas, mais Jesse savait que c’était Miriam, sa mère, et qu’elle était terrorisée. Mael avait soudain relâché son étreinte.
— Où diable est-elle ? avait-il crié, exaspéré.
Jesse avait ouvert les yeux, Maharet se tenait devant eux. Elle avait frappé Mael avec une telle violence qu’il avait basculé par-dessus la balustrade. Jesse avait hurlé et couru jusqu’au bout de la terrasse, repoussant par mégarde l’adolescente au passage.
Tout en bas, dans la clairière, elle avait aperçu Mael, sain et sauf. Elle n’en croyait pas ses yeux. Il s’était déjà relevé et saluait cérémonieusement Maharet. La lumière qui tombait des fenêtres du rez-de-chaussée l’éclairait. Du bout des doigts, il avait envoyé un baiser à la jeune femme qui lui avait répondu par un sourire triste. Elle avait prononcé quelques mots à mi-voix et l’avait congédié d’un petit geste, comme pour lui montrer que sa colère était tombée.
Jesse était paniquée à l’idée que Maharet puisse lui en vouloir, mais quand elle avait plongé son regard dans celui de sa tante, elle avait compris que ses craintes n’étaient pas fondées. Puis elle avait baissé les yeux et vu que son corsage était déchiré. Une douleur aiguë la transperçait là où Mael l’avait couverte de baisers, et quand elle s’était retournée vers Maharet, elle avait été comme prise de délire, elle n’entendait même plus ses propres paroles.
Sans savoir comment, elle s’était retrouvée dans son lit, calée contre les coussins, enveloppée dans une longue chemise de flanelle. Elle racontait à Maharet que sa mère était revenue, qu’elle l’avait vue sur la terrasse. Mais ce n’était qu’une partie de leur conversation, car toutes deux parlaient depuis des heures. Mais de quoi ? Maharet lui avait dit qu’elle allait oublier.
Ô Seigneur, comme elle avait essayé de se rappeler par la suite. Ces bribes de souvenirs l’avaient tourmentée pendant des années. Maharet avait dénoué ses cheveux qui descendaient jusqu’au creux des reins. Tels des fantômes, elles avaient ensemble parcouru la maison plongée dans l’obscurité, Maharet la guidant et s’arrêtant de temps à autre pour l’embrasser tandis qu’elle-même se blottissait dans ses bras. Le corps de Maharet était dur comme une pierre qui aurait respiré.
Elles étaient montées tout en haut, dans une pièce secrète creusée dans la montagne et remplie d’ordinateurs qui bourdonnaient et clignotaient de toute leur batterie de voyants rouges. Là, sur un immense écran rectangulaire, haut d’une dizaine de mètres, scintillait un gigantesque arbre généalogique. L’arbre de la Grande Famille, plongeant ses racines à travers les millénaires. Oui, jusqu’à une souche unique ! La filiation était matrilinéaire, comme il en avait toujours été chez les peuples anciens – les Égyptiens, dont la transmission du pouvoir se faisait par les princesses de sang royal. Comme chez les Hébreux et pour les Juifs encore aujourd’hui.
Sur le moment, aucun élément n’avait échappé à Jesse – les noms ancestraux, les lieux, l’origine – Seigneur ! avait-elle même connu l’origine ? –, les centaines de générations matérialisées graphiquement sous ses yeux ! Elle avait observé le cheminement de la famille à travers les anciens royaumes d’Asie Mineure, de Macédoine et d’Italie, puis vers l’Europe et le Nouveau Monde ! Et ce diagramme aurait pu être celui de n’importe quelle famille !
Plus jamais elle n’avait été capable de se remémorer les détails de cette carte électronique. Non, Maharet lui avait bien dit qu’elle oublierait. C’était miracle que tout ne se fût pas effacé de sa mémoire.
Mais que s’était-il passé d’autre ? Quel avait été l’enjeu de leur longue conversation ?
Maharet avait pleuré, de ça elle se souvenait. Maharet sanglotant doucement comme une petite fille. Jamais elle ne lui avait paru aussi séduisante ; ses traits soudain adoucis, la lumière sur son visage, ses rides si délicates. Mais il faisait sombre alors, et Jesse ne voyait pas distinctement. Elle se rappelait les joues et le front incandescents dans l’obscurité, les yeux verts embués de larmes mais brûlants, les cils blonds comme saupoudrés d’or.
Sa chambre éclairée aux bougies. Par la fenêtre, l’à-pic de la forêt. Jesse avait supplié, protesté. Mais au nom de quoi se battait-elle, Seigneur ?
Tu oublieras. Tout s’effacera.
Quand elle avait ouvert les yeux, le lendemain matin, elle avait su que tout était fini, qu’ils étaient partis. Durant ces premières secondes, elle ne s’était souvenue de rien, sinon que des paroles irrévocables avaient été prononcées.
Puis elle avait trouvé le mot sur la table de nuit.
Ma chérie,
Il ne faut pas que tu restes plus longtemps avec nous. Je crains que nous ne soyons trop attachés à toi, que nous ne t’influencions et t’empêchions d’accomplir le destin que tu t’es fixé.
Pardonne-nous de te quitter si subitement. Je suis persuadée que c’est la meilleure solution. La voiture te conduira à l’aéroport. Ton avion part à quatre heures. Maria et Matthew sont avertis de ton retour.
Crois bien que je t’aime plus que les mots ne peuvent l’exprimer. Une lettre plus longue t’attendra à New York. Une nuit, dans quelques années, nous reparlerons de l’histoire de la famille. Peut-être alors pourras-tu me seconder, si tu en éprouves toujours le désir. Mais, pour l’heure, tu ne dois pas te laisser accaparer par cette tâche, lui sacrifier ton existence.
Avec tout mon amour,
Maharet.
Jesse n’avait plus jamais revu sa tante.
Les lettres arrivaient avec la même régularité qu’autrefois, toujours aussi affectueuses et attentives. Mais il n’y avait plus eu de visite ni d’invitation dans la maison de Sonoma.
Durant les mois qui suivirent, Jesse avait été inondée de cadeaux – une somptueuse maison dans Greenwich Village, une nouvelle voiture, une augmentation faramineuse de ses revenus, et les habituels billets d’avion pour faire la tournée des membres de la famille à travers le monde. Maharet avait également financé une bonne part de la mission archéologique de Jesse à Jéricho. En fait, les années passant, Jesse n’avait pas le temps de formuler un vœu que celui-ci se réalisait.
Elle n’en avait pas moins été profondément marquée par le séjour à Sonoma. Une nuit, à Damas, elle avait rêvé de Mael pour se réveiller en pleurs.
Les souvenirs n’avaient resurgi que bien plus tard, à Londres, où elle travaillait alors au British Muséum. Elle ne sut jamais ce qui avait déclenché ces réminiscences. Peut-être l’effet de l’exhortation de Maharet s’émoussait-il avec le temps. Mais la raison pouvait être tout autre. Un soir, à Trafalgar Square, elle avait aperçu Mael ou son sosie. L’homme, qui était à quelque distance, l’avait regardée fixement. Mais quand elle avait ébauché un geste de la main, il s’était retourné et éloigné sans manifester le moindre signe de reconnaissance. Elle avait essayé de le rattraper, mais il s’était évaporé aussi subitement qu’une ombre.
Elle en avait été blessée, dépitée. Pourtant, trois jours plus tard, elle avait reçu un cadeau anonyme, un bracelet en argent repoussé. Un bijou d’origine celte, avait-elle découvert, d’une valeur sans doute inestimable. Était-ce Mael qui lui avait envoyé cet objet ravissant et précieux ? Elle avait tellement envie de le croire.
Chaque fois qu’elle serrait le bracelet dans sa main, elle avait l’impression de sentir sa présence. Elle se rappelait la nuit lointaine où ils avaient parlé des fantômes écervelés, et cette pensée amenait un sourire sur ses lèvres. C’était comme s’il était là, à la tenir, l’embrasser. Elle mentionna ce mystérieux présent à Maharet quand elle lui écrivit, et plus jamais il ne quitta son bras.
Elle consignait dans un journal les souvenirs qui lui revenaient. Elle y notait ses rêves, les détails qui émergeaient en un éclair. Mais elle n’en soufflait mot à Maharet dans ses lettres.
Durant son séjour à Londres, elle eut une aventure amoureuse. L’histoire se termina mal, et elle se sentait plutôt seule. Ce fut alors que Talamasca entra en contact avec elle et que le cours de son existence fut bouleversé.
Elle logeait dans une vieille maison de Chelsea, non loin de celle où avait vécu Oscar Wilde. James McNeill Whistler avait habité dans les parages, de même que Bram Stoker, l’auteur de Dracula. Jesse adorait ce quartier. Mais les propriétaires avaient omis de lui signaler que leur demeure était depuis longtemps visitée par les esprits. Durant les premiers mois, elle vit des choses étranges. Des apparitions floues, vacillantes, comme celles qui souvent se produisent dans ce genre d’endroit : les pâles reflets, ainsi que les dénommait Maharet, des gens qui avaient vécu là des années auparavant. Jesse affectait de les ignorer.
Pourtant, lorsqu’un journaliste l’arrêta dans la rue un après-midi en lui expliquant qu’il rédigeait un article sur la maison hantée, elle lui énuméra d’un ton neutre les manifestations dont elle avait été témoin. Des fantômes somme toute fort ordinaires pour les Londoniens – une vieille femme qui sortait de l’office, un broc à la main, un homme en redingote et chapeau haut de forme dont l’image tremblotait quelques secondes dans l’escalier.
Il en résulta un article mélodramatique à souhait. De toute évidence, Jesse avait trop parlé. Elle était qualifiée de « spirite » ou de « médium-née » qui ne cessait d’avoir des visions. L’un de ses cousins Reeves l’appela du Yorkshire pour la taquiner. Jesse trouvait l’histoire cocasse, elle aussi. Mais elle n’y attacha pas grande importance. Elle était trop absorbée par ses recherches au British Muséum pour s’en soucier vraiment.
Cependant, Talamasca, ayant pris connaissance du papier, l’appela.
Aaron Lightner, un vieux gentleman à la chevelure blanche et aux manières exquises, invita Jesse à déjeuner. Une Rolls Royce antédiluvienne, mais méticuleusement entretenue les déposa devant un petit club fort élégant.
Ce fut l’une des rencontres les plus étranges qu’il eût été donnée à Jesse de faire. Elle lui rappelait l’été à Sonoma, non parce que cette expérience ressemblait en quoi que ce fût à la première, mais à cause de leur exceptionnelle singularité.
Lightner avait grande allure. Il était un brin dandy avec sa crinière neigeuse et son costume de tweed irlandais impeccablement coupé. Jamais auparavant Jesse n’avait vu quelqu’un se promener avec une canne à pommeau d’argent.
En quelques mots, il expliqua aimablement à Jesse qu’il était un « détective psychique » ; qu’il travaillait « pour un ordre secret nommé Talamasca » dont l’unique objectif était de recueillir des données sur des expériences « paranormales » et de les stocker afin d’étudier ces phénomènes. Talamasca s’intéressait aux gens qui possédaient des pouvoirs parapsychologiques. L’organisation accueillait en son sein les plus doués d’entre eux, leur proposant de participer directement à ses investigations, ce qui tenait plus de la vocation que d’autre chose, étant donné le dévouement inconditionnel, la fidélité et la discipline que Talamasca exigeait de ses membres !
Jesse faillit éclater de rire. Mais de toute évidence, Lightner s’attendait à une réaction sceptique de la part de son interlocutrice. Il disposait de quelques « tours » auxquels il recourait lors de ces entretiens préliminaires. A la stupéfaction de Jesse, il réussit à faire bouger plusieurs objets sur la table sans les toucher. Un petit talent, expliqua-t-il, dont il se servait comme d’une « carte de visite ».
Les yeux écarquillés, Jesse regardait la salière virevolter sur la nappe. Mais quand Lightner lui confessa qu’il savait tout d’elle, sa surprise fut totale. Il savait d’où elle venait, où elle avait fait ses études. Il savait que dès son plus jeune âge elle avait vu des esprits. L’ordre avait été mis au courant par les « filières habituelles », et un dossier avait été constitué. Surtout qu’elle ne s’en formalise pas.
Elle devait comprendre que Talamasca menait ses enquêtes avec le plus grand respect de l’individu. Le dossier contenait exclusivement les récits qu’elle-même avait faits à des voisins, professeurs ou camarades de classe. Il était à sa disposition si elle voulait le consulter. Telle était la règle à Talamasca. On essayait éventuellement de prendre contact avec les personnes mises en observation. Les informations, par ailleurs confidentielles, étaient librement communiquées à l’intéressé.
Jesse bombarda Lightner de questions. Elle comprit bientôt que s’il en savait en effet beaucoup à son sujet, il ignorait tout de Maharet et de la Grande Famille.
Et ce fut ce mélange de précisions et de lacunes qui convainquit Jesse. Une seule allusion à Maharet et elle aurait définitivement tourné le dos à Talamasca, car sa loyauté envers la Grande Famille était inébranlable. Mais l’ordre ne s’intéressait qu’aux dons de Jesse. Et en dépit des conseils de Maharet, celle-ci n’avait cessé de leur accorder une grande importance.
Sans compter que l’histoire de Talamasca s’avérait passionnante. Cet homme racontait-il la vérité ? Un ordre secret dont la création remonterait à l’an 758, un ordre qui depuis cette époque reculée avait accumulé les documents sur les sorciers, magiciens, médiums et voyants ? Elle en était éblouie comme jadis par la découverte de la bibliothèque à Sonoma.
Lightner essuya de bonne grâce une nouvelle salve de questions. Manifestement, il connaissait son affaire sur le bout des doigts. Il parla avec précision des persécutions cathares, de la destruction de l’ordre des Templiers, de l’exécution de Grandier et d’une dizaine d’autres « événements » historiques. Pas une fois Jesse ne parvint à le coller. Bien au contraire, il fit mention de magiciens et de sorciers dont elle n’avait jamais jusque-là entendu parler.
Ce soir-là, quand ils arrivèrent à la maison mère, dans les environs de Londres, Jesse avait déjà décidé de sa destinée. Elle ne quitta cette demeure qu’une semaine plus tard, pour fermer son appartement de Chelsea et rejoindre définitivement Talamasca.
C’était un gigantesque édifice du XVIe siècle acquis par l’ordre quelque deux cents ans plus tôt. Si les bibliothèques et les salons lambrissés de somptueuses boiseries avaient été aménagés et ornés de stucs et de frises au XVIIIe siècle, la salle à manger et la plupart des chambres dataient de l’époque élisabéthaine.
Jesse fut aussitôt conquise par ce lieu, son mobilier austère, ses cheminées en pierre, ses parquets de chêne polis. Elle fut également séduite par l’accueil des membres de l’ordre qui lui adressèrent quelques mots amicaux avant de retourner paisiblement à leurs discussions et à la lecture des journaux dans les vastes salles chaudement éclairées. La surprenante richesse de l’endroit ne faisait que confirmer les déclarations de Lightner. Et l’atmosphère était si paisible, si rassérénante. Les gens ici étaient foncièrement honnêtes.
Mais ce furent les bibliothèques qui la subjuguèrent, la ramenant à cet été tragique où un lieu semblable et les trésors qu’il contenait lui avaient été interdits. Ici, d’innombrables volumes consignaient procès en sorcellerie, apparitions, manifestations de spiritisme, cas de possession, de télékinésie, de réincarnation et autres. Dans les soubassements étaient aménagées des salles remplies d’objets mystérieux associés aux phénomènes méta-psychiques. Certaines des caves n’étaient ouvertes qu’aux membres les plus anciens de l’ordre. La perspective d’avoir un jour accès à ces secrets l’enchantait.
— Le travail ne manque pas, avait remarqué sans insister Aaron. Voyez, toutes ces archives sont en latin, et nous ne pouvons plus exiger de nos jeunes recrues qu’elles lisent et écrivent cette langue. C’est hors de question aujourd’hui. Dans ces réserves, une grande partie de la documentation n’a plus été réexaminée depuis quatre siècles...
Bien évidemment, Aaron savait que Jesse connaissait non seulement le latin, mais le grec, l’égyptien ancien et le sumérien. Ce qu’il ignorait, c’était que dès cette première visite, Jesse avait substitué une quête à une autre, une famille à une autre.
Cette même nuit, une voiture alla chercher dans l’appartement de Chelsea, les vêtements de Jesse et tout ce dont elle avait besoin. Sa nouvelle chambre, orientée au sud-ouest, était une petite pièce douillette décorée d’un plafond à caissons et d’une cheminée Tudor.
Jesse se sentait désormais liée à cette maison, et Aaron en était conscient. Le vendredi de cette même semaine, seulement trois jours après son arrivée, elle fut admise en tant que novice dans l’ordre. Il lui fut attribué des appointements impressionnants, un cabinet de travail attenant à sa chambre, un chauffeur à plein temps et une vieille automobile confortable. Elle quitta son travail au British Muséum aussitôt que possible.
Le règlement était simple. Sa formation durerait deux ans au cours desquels elle serait à tout moment disponible pour accompagner les autres membres à travers le globe. Elle pouvait bien sûr parler de l’ordre à sa famille ou à ses amis. Mais les enquêtes et les dossiers demeuraient confidentiels. Et il lui était interdit de publier quoi que ce soit sur Talamasca. En fait, toute « mention publique » de l’ordre était taboue, toute allusion à des missions spécifiques devait demeurer vague, les noms de personnes et de lieux n’étant en aucun cas cités.
Elle serait plus particulièrement chargée de traduire et d’« interpréter » les chroniques et procès-verbaux archivés. Et elle consacrerait au minimum une journée par semaine à classer diverses pièces dans les salles souterraines. Mais les enquêtes sur le terrain – les investigations sur les apparitions et autres phénomènes paranormaux – primeraient toujours sur la recherche.
Elle attendit un mois avant d’annoncer à Maharet sa décision. Dans cette lettre, elle s’épanchait librement. Elle aimait, disait-elle, ces gens et la mission qu’ils s’étaient fixée. Bien sûr, la bibliothèque lui rappelait les archives familiales à Sonoma et cette époque de bonheur intense. Maharet la comprenait-elle ?
La réponse de sa tante l’étonna. Maharet n’ignorait rien des objectifs de Talamasca. Elle paraissait très au fait de l’histoire de cet ordre. Elle affirmait admirer énormément les efforts de cette communauté pour sauver les innocents du bûcher durant les chasses aux sorcières des XVe et XVIe siècles.